
Télécharger ici « Je suis intéressé par votre démarche. Vous voulez savoir ce qui
nous fait courir jusqu’au sommet et ce qui nous donne envie d’y
rester ? Je pense pouvoir vous donner quelques explications. En
d’autres termes, j’ai ma théorie sur pourquoi et comment on devient
dirigeant. Cela vous intéresse de l’écouter ? »
Telles sont peu ou prou les premières paroles de Daniel, président
de société sur le point de prendre sa retraite. Nous le
retrouverons à plusieurs reprises, tant son parcours illustre le
propos de ce livre. Voici ses premières déclarations :
« Il y a quinze ans, le directeur général de V. m’a dit : “Pour être
dirigeant, il faut être mégalo ou usurpateur.” J’ai bien aimé cette
vision des choses, cette radicalisation sympathique.
À l’origine, j’étais un peu usurpateur. Je n’étais pas destiné à être
dirigeant. Mon rêve était de devenir metteur en scène de films. Je
rejetais profondément le monde froid, policé et sans joie des grandes
multinationales dans lequel j’évolue aujourd’hui.
Lorsque j’ai quitté mon école d’ingénieurs, j’ai répondu à une
annonce dans le domaine de la publicité, pour la moitié de la paie
d’un ingénieur à l’époque. Or j’étais bègue et il fallait parler tout
le temps, pour les débriefings. C’était donc pour moi un pari
incroyable, je me suis dit : ou ça passe ou ça casse ! J’ai beaucoup
souffert, mais au bout de trois ans je n’étais plus bègue…
Lorsqu’on traverse de telles épreuves, pleines d’humiliations, on
s’arme. On devient mauvais, méchant, on acquiert un esprit de
tueur, ce qui aide à survivre dans un monde hostile. Il y a donc surtout
une sorte d’énergie sauvage au démarrage, le fait d’en vouloir
mortellement aux autres. Mes valeurs, je les ai apprises par la suite.
Adolescent, j’étais complexé et renfermé, mais j’avais cette pulsion
de survie. C’était moi ou les autres !
Ensuite, j’ai eu de la chance, car j’ai rencontré Monsieur M., le
patron de W. Pour la première fois, une personne a représenté
pour moi un idéal. J’aurais voulu être cet homme. Je me rappelle le
jour précis où j’ai été convié chez lui. Je me revois sur le seuil de
son immense propriété ; lui arrivait au loin à cheval, comme au
milieu du XVIIIe siècle. C’était un homme éblouissant, qui avait de
nombreuses maîtresses. Mon rêve était de prendre sa place. Trente
ans plus tard, je l’ai fait.
Cependant, je n’ai jamais eu envie d’être dirigeant. Les grandes
messes ne m’attirent pas. En revanche, j’apprécie d’avoir une autonomie
importante pour tracer le parcours économique d’un
groupe, comme c’est le cas dans une PME… J’ai l’impression alors
d’être le capitaine d’un grand bateau : je ne suis pas membre
d’une escadrille, je suis responsable d’une communauté humaine.
Jamais je ne me suis dit : “J’ai enfin le pouvoir.” Cela ne m’intéresse
pas. En revanche, j’aime sentir l’influence ou le respect porté à
l’organisation dont je suis le maître.
Le management m’a appris à être manipulateur. On m’appelait “le
renard”, ce n’est pas très positif. Un bègue apprend à écouter.
C’est l’une de mes forces, on me reconnaît une grande empathie.
Écouter sans parler donne un pouvoir gigantesque : l’autre est gratifié
et on comprend énormément de choses. Et puis je parviens à
influencer les autres, même en parlant peu.
J’ai eu une vie professionnelle extraordinaire, je ne me suis jamais
ennuyé. Le stress est pour moi un élément de vie à conserver, il fait
avancer. La sérénité me semble comparable à la mort… »
Le surnom de Daniel montre qu’il se classe sans doute un peu
en marge de la catégorie des « grands fauves » censés hanter les
directions des multinationales ou des grandes organisations du
monde moderne. Peut-être est-ce lié à certains de ses problèmes
spécifiques comme le bégaiement…
Plusieurs aspects de sa personnalité sont cependant partagés par
de nombreux dirigeants. Nous les approfondirons au fil des
chapitres, mais attardons-nous déjà sur trois points :
• les enjeux liés à l’estime de soi, qui se traduisent par l’emploi
des mots mégalo et usurpateur. Dans chacun de ces deux
termes, on trouve une tendance à l’affirmation forte de soi et
un doute quant à la légitimité de cette affirmation. Lorsqu’on
qualifie une personne de mégalomane, on indique bien que sa
folie des grandeurs dépasse ses capacités réelles. De même, la
qualifier d’usurpatrice exprime l’idée qu’elle ne mérite pas sa
position sociale. Or elle l’a pourtant délibérément conquise.
Prétention et doute quant à soi-même constituent les deux
pôles opposés d’une tension que nous retrouverons dans tout
l’ouvrage. Puisqu’elle concerne l’estime de soi, elle est qualifiée
de narcissique ;
• le recul dans la relation à autrui qui permet de l’influencer.
Il s’agit d’une véritable indépendance affective dans ce
domaine, grâce à laquelle l’individu peut gérer l’hostilité du
monde professionnel : manipuler autrui, être un « tueur »
permet de réussir dans un univers dur ;
• l’importance de l’oeuvre à accomplir, qui justifie le recul
relationnel précédent : il s’agit d’une mission exaltante
(Daniel se sent « responsable d’une communauté humaine »)
et gratifiante (il dit avoir eu « une vie professionnelle
extraordinaire »).